France – 18/09/2023 – energiesdelamer.eu. Partie 1
Il y a un mois, Robert Bell, professeur de management au Brooklyn College de la City University of New York avait fait paraître dans « Le Monde » une tribune sur les cas des majors du pétrole (Shell, BP et de l’Abu Dhabi National Oil Company – ADNOC) qui ne peuvent pas véritablement se reconvertir dans les énergies renouvelables.
Après deux événements majeurs qui se sont produits la semaine dernière, la démission de Bernard Looney* CEO de BP le 12 septembre dernier, et par ailleurs, l’engagement de poursuites par l’Etat californien** contre cinq des plus grosses compagnies pétrolières du monde (dont BP) le 15 septembre, Robert Bell remet en perspective son analyse au regard de ces deux derniers événements.
Lors de sa conférence de presse du 15 juin, le secrétaire général des Nations unies (ONU), Antonio Guterres, a identifié clairement la principale cause du réchauffement climatique : « Regardons les choses en face. Le problème ne se situe pas seulement dans les émissions liées aux combustibles fossiles. Ce sont les combustibles fossiles eux-mêmes, un point, c’est tout » (Financial Times, 15 juin 2023).
Cette affirmation, généralement passée sous silence, renforce la controverse sur l’organisation par l’ONU de la prochaine grande conférence mondiale de lutte contre le réchauffement climatique, la COP28 à Dubaï, qui se tiendra du 30 novembre au 12 décembre 2023, dans un Etat pétrolier féodal des Emirats arabes unis. Lorsque l’émir d’Abou Dhabi a nommé le PDG de sa compagnie pétrolière publique [Sultan Al Jaber], l’Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), à la tête de la conférence, il a jeté encore plus d’huile sur le feu.
Prenons un peu de recul par rapport à cette controverse, et soulevons une question utile : une grande compagnie pétrolière, peut-elle faire sortir le monde du pétrole ?
Les exemples pouvant nous éclairer sont tous liés au fonctionnement des marchés boursiers et à la culture des compagnies pétrolières. Les compagnies pétrolières non- étatiques mais cotées en Bourse sont obligées de verser des dividendes élevés pour que les fonds de pension conservent leurs actions. Elles rachètent même leurs propres actions sur le marché libre pour éviter que le prix ne baisse trop et que les fonds de pension ne les vendent pas.
Le piège du marché boursier
Shell, par exemple, est tombée dans le piège du marché boursier. Son PDG visionnaire, Ben van Beurden, ingénieur chimiste diplômé de l’université de technologie de Delft (Pays-Bas), en poste du 1ᵉʳ janvier 2014 au 31 décembre 2022, avait bien tenté de transformer l’entreprise en un géant des énergies renouvelables, en y investissant de manière significative.
Lorsque la crise du Covid-19 a éclaté, il a continué à investir, mais avec des revenus en baisse. Il a alors commis le péché impardonnable de réduire les dividendes.
L’entreprise a remplacé l’ingénieur néerlandais, bien au fait des risques liés à l’élévation du niveau de la mer et à la crise climatique, par une personnalité plus internationale et plus orientée vers le profit, un Canadien d’origine libanaise formé aux Emirats arabes unis, Wael Sawan, titulaire d’un MBA de Harvard et jusque-là responsable des activités de Shell dans le domaine du gaz naturel au Qatar.
« La réponse ne peut pas être “je vais investir [dans des projets d’énergie propre] et avoir de mauvais rendements, pour me donner bonne conscience”. C’est une erreur », a déclaré M. Sawan, cité dans le Financial Times du 17 juin 2023. Son objectif est d’égaler les flux de trésorerie des grandes compagnies pétrolières américaines, qui investissent lamentablement peu dans les énergies renouvelables.
Ce changement implique un investissement de 40 milliards de dollars (environ 36,4 milliards d’euros) jusqu’en 2025, afin d’ajouter une nouvelle production de pétrole et de gaz équivalente à 500 000 barils de pétrole par jour. De 10 à 15 milliards de dollars supplémentaires, seront consacrés aux « technologies à faible émission de carbone », à savoir l’hydrogène, les biocarburants et la recharge des véhicules. M. Sawan a ajouté : « Nous courons un risque lorsque nous confondons le concept d’attention portée aux personnes avec les décisions concernant la manière dont nous allouons nos capitaux. »
Exemple positif d’Ørsted ex Danish Oil and Natural Gas
Wael Sawan affirme que son entreprise n’a pas changé de stratégie, mais tout le monde n’est pas du même avis. Steffen Krutzinna, patron de l’unité de Shell chargée du commerce algorithmique des énergies renouvelables basée en Allemagne, a purement et simplement démissionné. Il a écrit sur LinkedIn : « Je perçois cela comme un changement crucial dans les valeurs de l’entreprise. Je ne veux pas en faire partie, donc je démissionne. »
Shell n’est pas la seule compagnie pétrolière majeure à s’écarter de la voie de la sortie du pétrole. British Petroleum a aussi eu un PDG visionnaire, Lord John Browne, qui a changé le nom de la société en BP (Beyond Petroleum), « au-delà du pétrole ». Celle-ci a réalisé des investissements importants dans les énergies renouvelables. Mais Browne a soudainement démissionné après la révélation qu’il avait menti à un tribunal au sujet de sa vie privée. Par la suite, l’entreprise a remis l’accent sur le pétrole.
Browne a démissionné en 2007. Seize ans plus tard, par une étrange coïncidence, une histoire très similaire s’est reproduite chez BP. Cette fois, le PDG était Bernard Looney, citoyen irlandais et employé de BP depuis toujours, qui avait en fait travaillé en tant qu’assistant exécutif de John Browne. Nommé PDG en 2020, Looney a progressivement augmenté les investissements dans l’éolien offshore, le biogaz et les réseaux de recharge à grande échelle pour les véhicules électriques, tout en réduisant l’exploration et la production de pétrole et de gaz naturel. Son objectif était de construire ou d’acheter une capacité de production d’énergie renouvelable de 50 GW d’ici à la fin de la décennie. Au début de l’année, il a annoncé qu’il poursuivrait cette transformation, mais à un rythme plus lent. Puis, soudainement, le 12 septembre 2023, il a démissionné. BP a publié un communiqué indiquant qu’elle avait enquêté, en 2022, sur des « allégations » concernant des « relations personnelles avec des collègues de l’entreprise » antérieures (avant qu’il ne soit PDG), mais qu’elle n’avait constaté aucune violation des politiques de l’entreprise. Cependant, de nouvelles allégations ont fait surface. Le 12 septembre, M. Looney a déclaré aux enquêteurs de la société qu’il n’avait pas été totalement transparent lors de ses précédentes déclarations. Il n’a pas fourni de détails sur toutes les relations et reconnaît qu’il était tenu de faire des déclarations plus complètes. (sources : Financial Times, 12 septembre 2023 ; The New York Times, 12 septembre 2023)
Prenez en compte la date et le contexte.
(Ndlr – Présentation des désastres majeurs en 2022 par Anny Cazenave, membre de l’Académie des sciences, lors des premières rencontres « Les Océanes La Baule » 4 au 6 septembre 2023)
Juste avant le départ soudain de Looney, l’été 2023 venait de connaître : des incendies de forêt au Canada qui ont brûlé une superficie plus grande que la Grèce (Grèce : 32. 6 millions d’acres ; incendies de forêt au Canada : 42 millions d’acres) ; des incendies de forêt sur l’île grecque de Rhodes qui ont brûlé 40 % de la surface ; le plus grand incendie de son histoire enregistrée depuis plus de 3 000 ans ; l’ancienne capitale de l’île hawaïenne de Maui, dans le Pacifique, entièrement détruite par un incendie soudain ; Tenerife, dans les îles Canaries en Espagne, a dû être évacuée – plus de 26 000 personnes au 19 août – en raison d’un gigantesque incendie de forêt. Soit il s’agit de coïncidences étranges, soit certaines des principales prédictions de l’organisation des Nations unies chargée d’analyser le réchauffement climatique, le GIEC, se sont vérifiées.
Dans ce contexte, BP avait en fait un PDG qui faisait quelque chose de concret au sujet du réchauffement climatique, quelque chose qui pouvait contribuer à sauver la vie de milliards de personnes. Et soudain, comme dans le cas de Lord John Browne, Looney ne fait plus partie de l’entreprise.
Reste à savoir ce qu’il adviendra des investissements réels de BP dans le pétrole et le gaz naturel… et dans les énergies renouvelables.
Les liens avec les publications Le Monde, The Guardian sont de l’auteur
En accord avec Robert Bell, son analyse exclusive sur des grands groupes pétroliers et gaziers pour energiesdelamer.eu sont publiés en accès libre.
(Traduit de l’anglais par Isabelle Plat) Robert Bell est l’auteur des Péchés capitaux de la haute technologie. Superphénix, Eurotunnel, Ariane 5… (Seuil, 1998) et de La Bulle verte. La ruée vers l’or des énergies renouvelables (Scali, 2007).
Robert Bell (Professeur de management au Brooklyn College de la City University (New York)
« Une grande compagnie pétrolière peut-elle faire sortir le monde du pétrole ? » Tribune parue dans le Monde du 18 août 2023 de Robert Bell Professeur de management au Brooklyn College de la City University (New York)
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